samedi 17 septembre 2016

Charles Quint et son double

Denis Crouzet, professeur à l’université Paris IV, spécialiste mondialement reconnu des violences religieuses et des peurs eschatologiques du XVIe siècle, est parfois critiqué à cause de l’objectif assez peu positiviste qu’il assigne à la discipline historique : chercher les causes des événements dans les ressorts psychiques des acteurs.
Son dernier ouvrage consacré à Charles Quint (1500-1558) était donc très attendu car il s’agit ni plus ni moins de s’attaquer à la figure politique la plus marquante de la Renaissance, l’empereur qui dut faire face à la sécession religieuse et politique des Réformés. Grâce à une attention particulière aux mots, aux gestes, aux silences, n’hésitant pas à des rapprochements parfois inattendus avec des cas cliniques étudiés par Freud, l’auteur décortique l’âme conflictuelle de Charles Quint, déchirée entre sa volonté d’incarner les vertus chrétiennes et ses devoirs de prince qui le poussaient chaque jour davantage vers la répression violente de l’hérésie.
Cette véritable « névrose de l’imperium », manifestée théâtralement par une syncope en 1519, et d’une manière plus insidieuse par une angoisse latente, trouva une sorte d’apaisement avec la victoire de Mühlberg (1547). Titien, érigé en psychologue pictural, représente, sur son tableau du Prado, un empereur chevauchant vers une aube, signe de la victoire du bien sur le mal. Mais la surenchère des Réformés, convaincus comme Charles Quint de l’imminence du Jugement dernier, l’obligea à abandonner la voie de la conciliation pour celle de la guerre.

Sur celui qui avait voulu restaurer l’unité de la chrétienté, pesa alors le lourd soupçon d’avoir aggravé les divisions. Perclus de remords, il n’eut que l’abdication (1555) et le silence du monastère de Yuste pour se réconcilier avec lui-même. Même si ce livre est moins une biographie qu’un essai focalisé sur les dix dernières années de la vie de l’empereur, s’il peut déconcerter le lecteur à cause d’une langue ornée et les méandres de la réflexion, il n’en reste pas moins un ouvrage d’une perspicacité étonnante sur les complexités de l’âme humaine.

Titre : Denis Crouzet, Charles Quint. Empereur d’une fin des temps, Paris, Odile Jacob, 2016.